- ÉGYPTE ANTIQUE
- ÉGYPTE ANTIQUELORSQUE, au VIe siècle de notre ère, l’empereur Justinien fit amener à Constantinople les statues d’Isis qu’on adorait encore dans l’île de Philae, à la première cataracte, lorsqu’il emprisonna les derniers prêtres de la déesse, il semblait vraiment que la civilisation de la vieille Égypte était bel et bien morte. Plus personne ne pouvait lire les diverses écritures qui conservaient la langue égyptienne. Les rois, fondements de l’édifice social antique, avaient à jamais disparu. Les dieux avaient perdu leurs temples et même leur nom, puisque les historiens grecs les désignaient par des noms hellènes. Le christianisme s’était installé et l’histoire trois fois millénaire du pays s’était peu à peu perdue. Les annales des rois d’Égypte avaient déjà été totalement détruites. Le livre sur l’Égypte de Manéthon, écrit en grec par un prêtre du IIIe siècle qui pouvait lire les documents originaux, avait probablement déjà subi le même sort.Et pourtant, dans toute la littérature grecque, il est souvent question de l’Égypte. Diodore de Sicile dans ses Histoires et Strabon dans sa Géographie lui ont chacun consacré un livre entier. Hérodote racontant les guerres médiques interrompt le fil de sa narration pour parler de l’Égypte sur tout un rouleau. Plutarque évoque souvent dieux, rois et prêtres des bords du Nil et écrit tout un traité sur Isis et Osiris. Jamblique et les opuscules hermétiques parlent sans cesse d’elle ou reflètent ses vieilles spéculations. Pourquoi cet engouement des Grecs pour l’Égypte depuis même l’époque archaïque?C’est qu’ils savaient, depuis toujours, qu’ils avaient fait des emprunts à l’Égypte pour en nourrir leur propre civilisation: des éléments esthétiques, intellectuels, métaphysiques et moraux. Sans doute ne pouvons-nous ici dresser un bilan qui demandera encore des générations de chercheurs. Mais nous pouvons affirmer, à l’aide de quelques exemples précis, que les Grecs puisèrent abondamment dans les trésors accumulés par la vieille Égypte. Il fut de bon ton, durant un temps, dans les milieux scientifiques, de nier purement et simplement leurs dettes. Ce serait seulement à l’époque tardive du néo-platonisme, au moment où la pensée rationnelle des Hellènes chancelait, qu’elle se serait abreuvée aux flots troubles de l’Orient, qui n’avait guère pratiqué que la magie, l’astrologie ou un mysticisme suspect. Mais ce sont là de pures déclarations verbales qui favorisent une paresse de l’esprit et sont destinées à tranquilliser la conscience scientifique. Elles proviennent aussi, sans doute, des excès de ceux qui, frappés par quelques ressemblances, ont voulu ne voir dans les Grecs que d’habiles aventuriers dont l’unique originalité aurait consisté à exploiter la science orientale.D’une part, notre connaissance de l’âme et de l’esthétique grecques a été très nuancée par des travaux novateurs. En perfectionnant nos analyses de la pensée et de l’art égyptiens, nous y avons découvert une valeur et une profondeur qui n’avaient pas été aperçues dès l’abord, voilées qu’elles étaient par l’étrangeté des conventions ou la connaissance insuffisante de la langue. Les voyages en Égypte de Solon, de Platon, d’Eudoxe sont des faits historiques aussi sûrs que les autres faits de l’histoire ancienne.D’autre part, les nombreux rapports des habitants de l’Égée, puis des Grecs, avec l’Égypte ont été depuis longtemps étudiés par les historiens et permettent d’établir sûrement les intermédiaires historiques. N’a-t-on pas lu dans les textes égyptiens les noms prestigieux d’Ilios, Cythère, Mycènes, Cnossos, Phaestos? Dès le milieu du IIe millénaire, des relations s’étaient nouées entre les territoires grecs et le pays de Pharaon. Et depuis elles ne cessèrent jamais, soit que les Cariens aux casques de bronze vinssent prêter main forte à Psammétique, soit que les Athéniens eussent aidé l’Égypte contre les Perses.Aussi n’est-on pas étonné de trouver en Égypte des colonnes qui sont comme le prototype de la colonne dorique ou des murettes terminées par des colonnes engagées, comme à Phigalie. Sans doute les profondes différences de plan dans les édifices de culte s’expliquent-elles par des conceptions tout à fait diverses de la nature des dieux. Mais bien des éléments de l’architecture de pierre en Grèce paraissent fortement influencés par leurs correspondants dans l’architecture égyptienne. Et la sculpture primitive, avant que la personnalité des grands sculpteurs et la théologie anthropologique des Grecs n’aient infléchi son développement, se souvient, dans l’exécution, des impératifs de la sculpture égyptienne concernant l’éternité de la durée infinie, sans arriver à en conserver l’âme. Que l’on regarde la Héra de Samos ou tel Kouros massif, et l’on y discernera la réminiscence des attitudes égyptiennes, admirées et imitées, sinon comprises.Nous n’avons aucune raison de douter que Pythagore ou Thalès aient puisé en Égypte le point de départ de leurs démonstrations géométriques ou de quelques-unes de leurs idées métaphysiques. Dans le cadre seul où se coulent les prescriptions médicales du corpus hippocratique (si l’on pense, en particulier, au traité Des maladies des femmes ), on pourrait reconnaître la marque de la célèbre médecine égyptienne. Lorsque Socrate donna à ses disciples, si du moins il faut en croire Le Banquet , le désir d’aller à l’étranger chercher un sage qui pût enchanter les terreurs de la mort, Platon partit pour l’Égypte et, à son retour, écrivit le Gorgias qui demeure une des plus profondes discussions sur les rapports de l’idée de justice, de la conscience et de l’éternité. Son jugement des âmes, si étranger au monde spirituel des Grecs, s’apparente étrangement au contraire aux idées égyptiennes. Et quand le démiurge au Timée fixe les yeux sur les Idées pour créer le monde, n’évoque-t-il pas la manière dont Ptah, ou Rê, pensa le monde avant de l’exécuter?La forte empreinte de l’Égypte a aussi marqué Israël, son voisin de l’Est. Sans remonter à Moïse, dont la figure légendaire échappe souvent à l’austérité de l’histoire, les scribes égyptiens, appelés par Salomon pour organiser le nouvel État, n’apportèrent pas seulement avec eux des méthodes administratives, mais aussi leurs recueils sapientiaux et leurs conceptions métaphysiques. La Vérité-Justice n’était-elle pas la condition même de la Vie d’Amon qui se nourrissait d’elle? N’est-elle pas l’exigence de Yahweh dans les oracles d’Isaïe? Les Enseignements d’Aménopé , ou une adaptation de ce livre, ne se retrouvent-ils pas au livre des Proverbes? La métaphysique même des milieux sacerdotaux reflète celle des écoles théologiques des bords du Nil. Dieu ne crée-t-il pas le monde par son Verbe?La sagesse alexandrine de Philon et des thérapeutes doit plus d’un trait à l’enseignement sapiental de l’Égypte. Ce goût de la vie intérieure, du silence et de la retraite, qui devait peu à peu créer en Égypte même le mouvement monastique dont l’importance fut si considérable aussi bien en Occident qu’en Orient, a des racines profondes dans le pays du Nil, où les prêtres, accomplissant leur mois de service auprès des dieux, étaient plongés dans une sorte de claustration temporaire.La pâte même de nos esprits occidentaux et méditerranéens a été modelée par la sagesse grecque d’une part et par la Bible de l’autre. On voit donc l’intérêt qu’il y a pour nous à retrouver, pardelà quatorze siècles de nuit noire, l’une des sources de nos pensées et de nos comportements. Cette analyse de conscience d’une civilisation, tel l’examen de conscience de l’individu, devrait permettre de voir plus clair et de s’attacher plus à certaines options fondamentales sans lesquelles la vie ne vaudrait sans doute pas d’être vécue.Mais il convient d’attirer l’attention, pour finir cette présentation de l’Égypte antique, sur une découverte particulièrement importante de ses penseurs. Rien de plus frappant au premier abord que l’hétérogénéité du monde pour l’esprit de l’homme. La matière inorganisée qui nous entoure paraît entièrement imperméable à l’intelligence. Or une théorie égyptienne permet de comprendre la pénétration de l’une par l’autre. Le Dieu primordial a organisé le monde, l’a créé à partir d’un chaos primitif à l’aide de sa pensée et de sa parole. Il l’a confié à un roi, son lieutenant sur terre et son image. Mais les hommes aussi sont créés à son image et peuvent par conséquent comprendre, interpréter cette création apparemment impénétrable. Cette théorie, comme nous dirions aujourd’hui, de l’identité profonde entre la pensée divine et l’essence du monde et la participation de l’intelligence humaine à la raison divine assurait la possibilité même de la connaissance. On voit la richesse de ces spéculations d’une part pour fonder la science et d’autre part pour aboutir à un large humanisme qui se développe peu à peu dans la littérature religieuse et morale de l’Égypte antique.Ce peuvent être là quelques bonnes raisons de l’étudier et de la mieux connaître, pour ne rien dire d’un art grandiose dont les prestiges sont immédiatement sensibles à quiconque ne se laisse pas obnubiler par des préjugés sur les conventions fondamentales auxquelles nulle expression esthétique ne se peut dérober.
Encyclopédie Universelle. 2012.